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Repenser la patrimonialisation participative : Expérience de recherche doctorale à Jezzine (Liban)

Au fil de cinq années de recherche doctorale, j’ai exploré la manière dont les habitants de Jezzine, au Sud Liban, définissent, vivent et envisagent leur patrimoine. Ce billet revient sur les étapes de cette aventure scientifique et humaine, rendue possible grâce à la bourse Houda Ayoub à l’Ifpo, et conclue par ma soutenance à l’USJ en septembre 2025.

Ma thèse, intitulée « Vers une approche ascendante du processus de patrimonialisation – Cas de la région de Jezzine au Liban », s’inscrit au croisement de la géographie, de l’anthropologie et des sciences de l’aménagement du territoire. Elle est née d’un constat : au Liban, les projets patrimoniaux, lorsqu’ils existent, sont encore souvent conçus dans une logique descendante et centralisée, laissant peu de place à la participation citoyenne. Le choix de la région de Jezzine n’est pas anodin : cette région du Sud-Liban est une zone rurale, d’une superficie de 130 km2, composée de 45 villages hébergeant 22.000 résidents et d’une grande richesse patrimoniale – naturel, bâti et immatériel (Figure 1). Elle demeure pourtant confrontée à une marginalisation structurelle, marquée par des retards de développement et des fractures sociales. Or, dans un contexte de crise politique et économique prolongée, aggravée par la guerre et les déplacements massifs de population, la question n’est pas seulement de préserver le patrimoine, mais de le penser comme ressource vivante et partagée.

Figure 1. La localisation de Jezzine | carte : Marie-Claire Andraos

Patrimoine et patrimonialisation : fondements théoriques et législatifs

La réflexion sur le patrimoine à Jezzine s’est inscrite dans le cadre normatif défini par les conventions de l’UNESCO. Elle s’appuie d’abord sur la convention concernant la protection mondiale du patrimoine culturel et naturel (1972), qui distingue patrimoine culturel (tels le souk El-Sedd ottoman ou la forteresse croisée) et le patrimoine naturel (comme la pinède de Bkassine ou la cascade de Jezzine). Elle se réfère ensuite à la convention pour la sauvegarde du patrimoine culturel immatériel (2003) englobant des éléments tels que le savoir-faire de la coutellerie traditionnelle, des festivals traditionnels, des pratiques religieuses. Cette thèse a par ailleurs intégré la notion de patrimoine mémoriel, soit des figures historiques (personnalités politiques, religieuses, médicales) qui continuent d’alimenter les récits collectifs et la mémoire dans la région.

L’identification de ces catégories ne constitue pas une simple nomenclature descriptive ; elle s’inscrit dans un véritable processus de patrimonialisation, entendu comme l’ensemble des mécanismes sociaux, culturels et politiques par lesquels une société désigne certains biens, pratiques ou récits comme « patrimoine » (Bortolotto, Arnaud, & Grenet, 2011 ; Rautenberg, 2003). Ce processus implique une construction collective, consistant à reconnaître un héritage du passé et à le transformer en une ressource partagée pour le présent et l’avenir. La patrimonialisation suppose ainsi des choix et des arbitrages, qui révèlent des rapports de pouvoir, des enjeux de visibilité et des tensions entre acteurs aux intérêts parfois divergents (Dahou, Benabou, Duvail, Emperaire, & Leblan, 2022).

C’est dans cette perspective que ma recherche doctorale a placé la participation citoyenne au cœur de sa démarche. La littérature scientifique souligne depuis longtemps que l’implication des communautés locales est une condition de légitimité et de durabilité des projets patrimoniaux (Blake, 2008 ; Deacon & Smeets, 2013). En outre, les travaux sur l’acceptabilité sociale montrent que l’adhésion d’une communauté à un projet ne dépend pas seulement de la qualité intrinsèque du projet, mais aussi des procédures de consultation, de dialogue et de confiance entre les porteurs de projet et la communauté locale (Fortin, Fournis, & Beaudry, 2013). Dans le domaine du patrimoine, ces analyses rejoignent celles de Sokka et al. (2021), qui insistent sur la nécessité de concevoir des formes de gouvernance réellement partagées entre autorités, société civile et citoyens. Karic (2024) souligne que la participation doit intervenir à toutes les étapes – en amont, pendant et après la mise en œuvre – pour garantir l’acceptation sociale des projets.

C’est précisément en articulant toutes ces dimensions que j’ai cherché, dans ma recherche, à étudier la faisabilité d’une patrimonialisation dans la région de Jezzine. La question centrale de cette thèse a donc été la suivante : comment concevoir une approche participative du processus de patrimonialisation dans la région de Jezzine ?

Une méthodologie innovante

L’originalité de la démarche a résidé dans son caractère participatif et interdisciplinaire. Une enquête par questionnaire, menée entre janvier et mai 2021 auprès de 400 habitants, a été complétée par des entretiens avec des élus, des propriétaires fonciers et des chercheurs locaux entre 2022 et 2023. Des groupes de discussion ont ensuite permis de confronter les points de vue et de coconstruire une sélection patrimoniale.

Ces échanges ont été affinés à partir de grilles de sélection se basant sur des indicateurs (valeur, état de conservation, faisabilité, représentativité), qui ont servi à hiérarchiser les éléments retenus et à donner de la transparence au processus. La méthode a ainsi combiné une dimension qualitative – fondée sur l’écoute, les récits et les débats des habitants – et une dimension évaluative reposant sur des critères objectifs.

La recherche a intégré une approche comparative, à travers des séjours à Istanbul et Paris, qui m’ont permis d’échanger avec des chercheurs travaillant sur différentes régions en France et en Turquie et d’analyser des sites patrimonialisés selon des logiques différentes. Cette ouverture a contribué à mettre en perspective les résultats obtenus à Jezzine et à souligner leurs spécificités.

Les résultats

L’analyse de la perception locale du patrimoine et de la patrimonialisation a constitué une étape centrale de la recherche.

Pour les habitants de la région de Jezzine, le patrimoine se définit avant tout par des pratiques culturelles et religieuses qui structurent la vie communautaire : processions, plats typiques, ou encore savoir-faire artisanaux. Vient ensuite le patrimoine bâti, incarné par des repères emblématiques tels que le palais du Dr Farid Serhal, la forteresse Abou Al-Hassan ou le sérail de Jezzine. Les éléments naturels, comme la pinède, les chênaies ou la cascade, apparaissent en troisième position dans la hiérarchie des habitants. Cette hiérarchisation ne signifie pas pour autant que les autres dimensions soient dévalorisées. Les résidents établissent une distinction entre ce qu’ils considèrent comme un « vrai patrimoine », porteur d’identité et de mémoire, et ce qu’ils perçoivent comme des sites ou des pratiques plus ordinaires. Ces derniers – tels que les tombeaux rupestres disséminés dans la région, les cueillettes saisonnières ou encore l’entomofaune fossilisée dans l’ambre de Bkassine – peuvent néanmoins receler un potentiel de valorisation patrimoniale à plus long terme.

La population attribue aux divers acteurs locaux des rôles différenciés dans le processus de patrimonialisation : les municipalités comme gestionnaires de proximité, l’Union des municipalités comme coordinatrice des actions inter-villageoises, les ministères comme acteurs principaux, l’Église comme garante de la dimension spirituelle, les associations comme relais et médiatrices, et les jeunes comme vecteurs de renouvellement. Cette répartition traduit une attente forte en faveur d’une gouvernance collective et d’une complémentarité des rôles.

Les résidents perçoivent la patrimonialisation comme porteuse de plusieurs avantages : le renforcement de la cohésion sociale, la consolidation d’une identité commune, l’ouverture à de nouvelles perspectives économiques (emplois, circuits courts, tourisme rural), et l’amélioration de l’attractivité de la région. Mais ils expriment aussi des craintes : celle d’une folklorisation ou d’une exploitation politique du patrimoine, le risque de gentrification ou d’exclusion, la difficulté à assumer des coûts d’entretien, et l’inégalité d’attention entre villages centraux et périphériques. La volonté de participation est néanmoins manifeste : beaucoup souhaitent contribuer, à condition que le processus soit transparent, que les bénéfices soient équitablement répartis, et que les chercheurs s’engagent à restituer les résultats tout en assurant un suivi dans la durée.

Ces perceptions ont guidé les étapes suivantes de la recherche. À partir d’un inventaire large, une sélection affinée visant à trouver un équilibre entre les diverses catégories de patrimoine et les villages de la région a abouti à des propositions concrètes et créatives : ouverture de restaurants traditionnels mettant en valeur la cuisine locale, création de jardins de poésie, mise en place de musées, de centres pour des retraites spirituelles, mais aussi le développement d’un réseau de sentiers de randonnée reliant les principaux pôles patrimoniaux et intégrant progressivement des sites secondaires.

Le plan de patrimonialisation final, présenté aux propriétaires et aux autorités locales, a suscité une adhésion large. Les réserves exprimées – portant sur certains détails fonciers ou organisationnels – ont pu être discutées et ajustées. L’acceptabilité sociale est ainsi apparue comme la condition sine qua non de la durabilité et de la légitimité du processus.

Sur le plan scientifique, la recherche a montré que les perceptions locales ne doivent pas être réduites à un simple « diagnostic », mais qu’elles constituent un véritable moteur du processus de patrimonialisation. Elle a également proposé un modèle de gouvernance ascendante, reproductible ailleurs, articulant perception, co-sélection et validation collective (Blake, 2008 ; Deacon & Smeets, 2013).

La bourse Houda Ayoub

Le Programme Houda Ayoub d’aide à la recherche en sciences humaines, financé par la Fondation des Cèdres et dont j’ai bénéficié pendant deux ans (2023-2025), a joué un rôle décisif dans mon parcours doctoral. Pensé pour soutenir de jeunes chercheurs et favoriser l’interdisciplinarité, ce programme m’a permis d’élargir mes horizons scientifiques. Formée en sciences de l’environnement et inscrite en thèse en géographie et aménagement du territoire à l’Université Saint-Joseph, j’ai pu, grâce à ce soutien et à mon hébergement scientifique à l’Ifpo, approfondir mes connaissances en anthropologie, archéologie et sociologie, en intégrant leurs outils conceptuels et méthodologiques.

La bourse Houda Ayoub m’a aussi donné l’opportunité d’effectuer trois séjours de recherche à Paris (Ecole normale supérieure – ENS d’Ulm) et une mobilité à l’Institut français d’études anatoliennes – IFEA (Istanbul). Dans ces deux contextes – français et turc – j’ai pu observer des dispositifs participatifs variés, visiter des sites patrimonialisés, et mener des entretiens avec des chercheurs, ce qui a nourri une véritable analyse comparative.

Au-delà de ces apports scientifiques, cette bourse a constitué une ressource humaine et symbolique précieuse. Elle m’a permis de m’intégrer dans un environnement chaleureux et stimulant, où la confiance et la reconnaissance ont constitué des leviers essentiels durant une période marquée par de fortes incertitudes. Ce climat m’a aidé à stabiliser mon parcours, à renforcer ma motivation et à inscrire mes recherches dans un réseau scientifique international.

La soutenance

J’ai soutenu ma thèse à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth le 19 septembre 2025. Cette soutenance a marqué l’aboutissement de plusieurs années de recherche, de travail de terrain et de réflexion. Elle s’est conclue par l’obtention de la mention « très honorable », soulignant la rigueur scientifique et la pertinence du sujet. Je reste profondément reconnaissante envers ma directrice de thèse et les membres du jury dont les remarques ont contribué à enrichir et affiner ce travail.

Conclusion

Au terme de ce parcours, une conviction s’impose : le patrimoine n’est pas seulement un héritage à protéger, mais une promesse d’avenir. Dans un contexte d’instabilité, de crise et de guerre, il peut devenir un levier de cohésion, de confiance et de reconstruction. L’expérience de la recherche menée dans la région de Jezzine montre que l’adhésion citoyenne, la co-construction et l’acceptabilité sociale sont les clés de toute démarche durable.

Je tiens à remercier la Fondation des Cèdres et l’Ifpo pour la bourse Houda Ayoub, ainsi que la communauté de Jezzine, dont la confiance et la générosité ont nourri cette recherche. Que ce dialogue se poursuive, au Liban et au-delà, pour que le patrimoine demeure une ressource vivante et partagée.

Dans cette perspective, je prolongerai ces réflexions dans le cadre d’un contrat postdoctoral à partir de janvier 2026, en gardant à cœur la participation citoyenne et l’ancrage local.

Bibliographie

Blake, J. (2008). UNESCO’s 2003 Convention on Intangible Cultural Heritage: The implications of community involvement in ‘safeguarding.’ In Intangible Heritage (pp. 59–87). Routledge. https://doi.org/10.4324/9780203884973-8

Bortolotto, C., Arnaud, A., & Grenet, S. (2011). Le Patrimoine culturel immatériel : enjeux d’une nouvelle catégorie. Maison des Sciences de l’Homme. Retrieved from https://unesdoc.unesco.org/ark:/48223/pf0000233260

Convention concernant la protection mondiale du patrimoine culturel et naturel, UNESCO § (1972). Paris, Paris.

Convention pour la sauvegarde du Patrimoine Culturel Immatériel, UNESCO § (2003). Paris, Paris.

Dahou, T., Benabou, S., Duvail, S., Emperaire, L., & Leblan, V. (2022). Introduction. Les politiques du patrimoine, entre savoirs et pouvoirs. Natures Sciences Societes, 30(2), 124–131. https://doi.org/10.1051/NSS/2022032

Deacon, H., & Smeets, R. (2013). Authenticity, Value and Community Involvement in Heritage Management under the World Heritage and Intangible Heritage Conventions. Heritage & Society, 6(2), 129–143. https://doi.org/10.1179/2159032X13Z.0000000009

Fortin, M.-J., Fournis, Y., & Beaudry, R. (2013). Acceptabilité sociale, énergies et territoires : De quelques exigences fortes pour l’action publique (Mémoire soumis à la Comission sur les enjeux énergétiques). Retrieved from https://mern.gouv.qc.ca/energie/politique/memoires/20131011_417_MarieJose_Fortin_M.pdf

Karic, S. (2024). Citizen participation and acceptance in the context of urban events. An investigation on regional garden shows in Germany. Planning Practice and Research, 39(3), 479–497. https://doi.org/10.1080/02697459.2024.2315392

Rautenberg, M. (2003). La rupture patrimoniale. A la croisée. https://doi.org/10.34894/VQ1DJA

Sokka, S., Badia, F., Kangas, A., & Donato, F. (2021). Governance of cultural heritage: towards participatory approaches. European Journal of Cultural Management and Policy, 11. https://doi.org/10.3389/EJCMP.2023.V11ISS1-ARTICLE-1

Image de mise en avant : Le monastère de Notre-Dame de Machmouché, combinant patrimoine naturel, bâti et religieux de la région de Jezzine | Cliché Habib Helou (2024)


Marie-Claire Andraos est docteure en géographie, option environnement et aménagement du territoire de l’Université Saint-Joseph de Beyrouth. Elle est lauréate de la bourse Houda Ayoub à l’Institut Français du Proche-Orient (Ifpo). Ses travaux portent sur le patrimoine naturel, bâti et immatériel au Liban, avec une attention particulière aux approches participatives de patrimonialisation dans la région de Jezzine. Elle est membre de plusieurs associations culturelles et environnementales et intervient régulièrement dans des conférences et publications internationales.


OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Marie-Claire Andraos (20 octobre 2025). Repenser la patrimonialisation participative : Expérience de recherche doctorale à Jezzine (Liban). Les carnets de l’Ifpo. Consulté le 8 novembre 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/14zj1


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