Le contrôle de l’aide aux Syriens en Jordanie : zoom sur JORISS
Au 31 mars 2024, 638 760 Syriens sont officiellement enregistrés au Haut-Commissariat aux Réfugiés (HCR) en Jordanie, tandis que le gouvernement avance le chiffre de 1,3 millions de Syriens présents dans le pays (Karasapan, 2022). Face à l’importance de cette présence, les ONG internationales ont contribué dès 2011 au renforcement des services d’aide proposés : l’assistance aux Syriens y est ainsi largement internationalisée.
À partir de 2015, le pays met en place une approche souveraine de l’aide internationale (Al-Husseini et Napolitano, 2019). Le gouvernement jordanien publie un plan national de « réponse à la crise syrienne » en coordination avec le HCR, le Jordan Response Plan for the Syrian crisis. La symbolique est forte : il s’agit officiellement pour l’État jordanien de reprendre la main sur la politique d’aide aux Syriens, et donc de contrôler les besoins portés aux yeux et aux oreilles des bailleurs internationaux.
En 2015 est aussi annoncée la mise en place de JORISS, pour Information Jordan Response Information System for the Syria Crisis (système d’information sur la réponse de la Jordanie à la crise syrienne). Cette plateforme en ligne, incontournable pour les ONG souhaitant prendre part à l’effort d’assistance aux Syriens, est une traduction de l’article 17C de la loi 51 sur les sociétés, selon lequel « si une société souhaite obtenir un don ou un financement d’une personne qui n’est pas jordanienne, elle doit le notifier au Conseil des ministres ».
Ce billet propose, dans une perspective de « socio-anthropologie de l’action publique dans les pays sous régime d’aide » (Philippe Lavigne-Delville, 2017), de retracer la construction de JORISS pour prendre la mesure de la participation d’acteurs internationaux et non-étatiques dans sa formulation. J’avance aussi que ce travail d’historicisation de JORISS permet d’en appréhender le caractère extraverti (Bayart, 1999). Autrement dit, JORISS permet aux décideurs jordaniens de regagner du contrôle sur leur dépendance à l’aide en orientant les postes de financement, tout en veillant à prolonger et renforcer la mobilisation de l’aide en répondant aux attentes des acteurs internationaux non étatiques.
À partir d’une enquête de terrain réalisée dans le cadre de mon master, je m’inscris dans la continuité des travaux qui remettent en cause la dichotomie entre acteurs étatiques et non-étatiques, nationaux et internationaux, dans le cadre de l’action publique que constitue la politique d’aide. J’émets l’hypothèse selon laquelle JORISS est un instrument supplémentaire dans la stratégie de « rente des réfugiés » (Tsourapas, 2019) développée par la Jordanie, qui consiste en l’utilisation stratégique de la présence des réfugiés pour obtenir davantage d’aide, autant pour le pays que pour les réfugiés y résidant. Le caractère extraverti de JORISS réside donc dans la construction d’un instrument de politique publique répondant aux critères des bailleurs internationaux. Pour appréhender le gouvernement de l’aide internationale, cette recherche se place à l’échelle ministérielle, peu mobilisée dans les travaux antérieurs sur la Jordanie, contrairement à l’échelle internationale ou locale / municipale.
Construire JORISS : allers-retours entre national et international
À partir d’entretiens sociologiques semi-directifs au sein des ministères et des ONG internationales, ainsi que d’une analyse approfondie de la littérature grise, je propose un premier historique de la construction de JORISS. Cette triangulation des données a été entravée par le fort turn-over au sein des ONG internationales et par l’impossibilité d’interviewer une personne clé de l’unité de coordination de l’aide humanitaire au sein du ministère de la Planification et de la Coopération Internationale (MoPIC), toujours indisponible lors de mon terrain de trois mois. Chargée de la gestion de l’aide aux Syriens, cette unité a été incontournable pour mon enquête.
La plateforme JORISS a notamment été présentée par Imad Fakhoury, ministre du MoPIC à l’époque, à Edward Kallon, représentant du PNUD (Programme des Nations unies pour le développement), le 19 mai 2015 (Talking Points for the UN Country Team Meeting, 2015). Cette date coïncide avec le premier JRP (Jordan Response Plan), publié pour l’année 2015. Cette année marque donc un véritable tournant dans la politique jordanienne à l’égard de l’aide aux Syriens.
À cette occasion, JORISS est décrit comme un « nouveau système d’approbation et de suivi des projets en ligne », en application de la loi 51, et résultant du travail conjoint des acteurs composant la Plateforme Jordanienne de Réponse à la Crise Syrienne (PJRSC), née en 2014. Réunissant les ministères concernés, les agences onusiennes et les bailleurs de fonds sous l’égide du MoPIC (Al-Husseini et Napolitano, 2019), cette plateforme est un premier indicateur de la dimension internationale de JORISS.
Plusieurs entretiens et données issues de la littérature grise montrent toutefois que le fonctionnement de l’outil est loin d’être définitivement acté en 2015. En 2017, lors de son arrivée au sein de l’ONG internationale qui l’emploie encore actuellement, M. M., officier de liaison avec le gouvernement, travaillait encore « avec des [dossiers] papiers » (entretien du 5 avril 2023) : le processus n’était pas encore informatisé, en dépit du discours officiel du MoPIC en 2015. En avril 2018, une réunion du groupe de travail intersectoriel (ISWG), qui réunit l’ensemble des acteurs impliqués dans l’aide aux Syriens, fait état d’importants délais concernant l’approbation des projets relatifs aux moyens de subsistance dus à l’obligation de contracter un protocole d’accord avec le ministère du travail pour chaque projet, ce qui ralentit considérablement leur validation. En réponse, « le plaidoyer en faveur d’une rationalisation des procédures est en cours» (ISWG, avril 2018, p. 5).
H. A., de l’unité du management de projets, plan et coopération internationale au ministère de la Santé (entretien du 23 mars 2023), me rapporte effectivement la facilitation de suivi des projets grâce à JORISS : « It changed when we got JORISS, about 2014 / 2015. Things got more organized, let me say. Right now, it is pretty cool that JORISS are following-up and not only for health, but also all the situations. They are having either focal points or internal committees that would be able to follow up on their side the projects. The ministry of health has a lot of projects with INGOs, NGOs, so we need to follow up closely on that. We have a special department here at the international cooperation directorate only for the humanitarian support, to ensure that we can give them the approval on the right time ».
Une réunion entre le MoPIC et l’ISWG le 22 octobre 2018 fait office d’officialisation du fonctionnement final du système JORISS. La rencontre permet au MoPIC de communiquer aux membres du groupe de travail le fonctionnement de la plateforme, tandis que ces derniers partagent leurs recommandations et leurs préoccupations aux représentants du ministère. À nouveau se joue la formation d’une communauté à la fois étatique et non-étatique impliquée dans la construction de la plateforme, entre acteurs de l’aide internationale et représentants du ministère. Le représentant du JIF (Jordan INGO forum, Forum des ONG Internationales en Jordanie) de l’époque se dit par exemple prêt à travailler avec le MoPIC pour garantir une meilleure qualité des projets mis en œuvre (Ad-hoc Meeting Between ISWG and MoPIC, octobre 2018). En juin 2018, des fonds sont obtenus pour qu’un membre du personnel du JIF soit détaché auprès du MoPIC en tant qu’officier de liaison de haut niveau (ISWG Minutes of Meeting, juin 2018). Censé aider aux procédures d’approbation des projets et aux communications connexes, le projet ne semble pas avoir abouti à l’approbation finale du MoPIC, aucun document ne faisant état de sa réussite. Ces propositions de la part du JIF montrent cependant que le processus d’approbation des projets évolue en fonction des discussions entre acteurs gouvernementaux et non-gouvernementaux.
Ainsi, la construction de l’outil JORISS est révélatrice de l’implication des acteurs de l’aide dans la formulation d’un instrument de politique publique. Plus encore, cette implication montre aussi comment cet instrument a été mis en place à la demande des acteurs de la communauté internationale. En ce sens, JORISS est représentatif d’une politique d’extraversion (Bayart, 1991). La poursuite des recherches permettra d’affiner les résultats, en déterminant par exemple si les acteurs participant à la formation de JORISS forment un réel « réseau d’action publique », uni par un intérêt commun, et si des formes de désaccord ou de résistance au changement traversent ce groupe.
JORISS : un moyen pour une politique de rente des réfugiés ?
La seconde idée principale de ce billet est le fait que JORISS permet une forme de continuité de la stratégie jordanienne de rente des réfugiés à l’échelle nationale.
Gerasimos Tsourapas (2019 : 465, traduction de l’autrice) qualifie d’États rentiers des réfugiés les « États qui utilisent leur position d’États hôtes de populations déplacées de force pour extraire des revenus, ou rente de réfugiés, auprès d’autres acteurs étatiques ou non étatiques afin de maintenir ces populations à l’intérieur de leurs frontières ». Dans le cas jordanien, les bailleurs concernés sont principalement occidentaux (États-Unis, pays européens). Les responsables politiques du royaume ont donc mis en place une stratégie qui repose sur l’attachement aux principes du droit international, bien que le pays ne soit pas signataire de la Convention de Genève relative au statut des réfugiés (1951, 1967). De leur côté, les responsables turcs ont pu mener une stratégie de chantage, menaçant ouvertement les pays de l’Union Européenne (UE) de l’envoi de Syriens sur leurs territoires, du fait de l’ouverture frontalière de leur pays sur l’Europe et de la sensibilité de la question migratoire dans l’UE (Arar, 2017). En février 2016, le président turc Recep Tayyip Erdoğan déclarait par exemple à des hauts représentants de l’UE « nous pouvons ouvrir les portes vers la Grèce et la Bulgarie à n’importe quel moment, et nous pouvons mettre les réfugiés dans des bus. Comment ferez-vous pour vous occuper des réfugiés si vous ne parvenez pas à un accord [avec la Türkiye] ? Vous tuerez les réfugiés ? » (Tsourapas : 464, traduction de l’autrice). En comparaison, la Jordanie porte un discours de respect des droits fondamentaux des Syriens sur son territoire en échange d’un montant suffisant d’aide (Arar, 2017).
La réflexion sur la rente des réfugiés est surtout centrée sur le positionnement des États sur la scène internationale. Au cours de ma recherche de master, je me suis intéressée au résultat de ce travail de rente à l’échelle nationale, dans la relation aux ONG internationales. Celles-ci sont en effet une conséquence de la rente, puisqu’elles ont été financées par des fonds internationaux mobilisés par la Jordanie. Les résultats de mon enquête montrent aussi que les ONG internationales sont un moyen de poursuivre cette stratégie rentière, et que JORISS est l’un des instruments de cette poursuite.
En effet, JORISS officialise la mise en place d’un ratio minimum de bénéficiaires jordaniens dans tous les projets à destination des Syriens, en application des idées promues par les JRP selon lesquels l’exil des Syriens dans le royaume doit être transformé en opportunité (JRP 2015 ; 2016 – 2018 ; 2019 ; 2020 – 2022, étendu pour 2023 ; Al-Husseini et Napolitano, 2019). L’aide doit porter une importante composante « résilience » ciblant les communautés hôtes, donc les Jordaniens. JORISS est la mise en œuvre de ce discours : dans les projets « humanitaires », 30% des bénéficiaires doivent être Jordaniens, tandis que pour les projets de « résilience », ce ratio s’inverse. Tout projet soumis à JORISS doit respecter ce ratio, sous peine d’être refusé par l’unité ministérielle de coordination de l’aide humanitaire.
Ce court billet permet donc de continuer d’étudier l’approche souveraine de la Jordanie en matière d’aide internationale. Cette position s’affirme notamment par l’institutionnalisation d’un contrôle gouvernemental à partir de 2015. Pour autant, ce contrôle se caractérise par l’influence qu’exercent les acteurs internationaux et non étatiques dans son élaboration : le système JORISS naît du dialogue entre demandes de rationalisation du processus de la part des bailleurs et réponses de la part du MoPIC. Cette dimension internationale de l’action gouvernementale jordanienne appelant à davantage de recherches, elle fait désormais l’objet d’un travail doctoral.
Solenn Liétaert est doctorante à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, rattachée au CESSP (Centre Européen de Sociologie et de Science Politique). Depuis septembre 2024, elle réalise sa thèse sous la direction d’Olivier Nay : « Le gouvernement de l’aide aux Syriens : une recomposition de l’État bureaucratique ». Dans le cadre de son mémoire de master en « coopération internationale et développement » à Sciences Po Bordeaux, portant sur « L’aide aux Syriens en Jordanie : ONG internationales, État et rente des réfugiés », elle a pu bénéficier de l’accueil de l’IFPO d’Amman au printemps 2023.
crédits image de mise en avant : Kamel Doraï. Des enfants syriens de retour de l’école dans le camp de réfugiés de Zaatari, Jordanie. Photography. Camp de Zaatari, Jordan. 2014. ⟨medihal-01316405⟩
OpenEdition vous propose de citer ce billet de la manière suivante :
Solenn Liétaert (11 février 2025). Le contrôle de l’aide aux Syriens en Jordanie : zoom sur JORISS. Les carnets de l’Ifpo. Consulté le 15 mars 2025 à l’adresse https://doi.org/10.58079/13b36